Benedicte PIA


Introduction

Il m’a été demandé de traiter de différences et convergences entre martinésisme et martinisme, suite à l’article concernant les différences entre le catholicisme et le christianisme. L’article d’origine a été extrait d’une œuvre du philosophe inconnu, ce qui peut expliquer sa pertinence et sa hauteur de vue. Il est attendu ici un témoignage, c’est ce qui sera donné. Il est clair que la réponse ne pourra pas être avec la hauteur du vue du Maitre.  Mais avant de répondre à cette question, il est nécessaire, éventuellement pour les béotiens, de passer par quelques repères historiques et questions attenantes. Les amateurs de ces choses y verront essentiellement vérification de ce qui se dit ici et là, et le plus souvent admis, sur le plan des faits. Pour ce qui est de l’analyse, c’est tout autre chose…

Une différence de mots, selon les époques
Le «martinisme» englobe la démarche du maitre et du disciple, Martines et Saint Martin, entre 1774 et 1800… Le «martinésisme» disparait avec la mort de l’ordre des élus coëns de l’univers. Les dernières instructions, celles de Lyons, données par Saint Martin et D’hauterive, ultérieurement deux fondateurs d’écoles, forment une ponctuation, ou un virage dans la transmission… Dans ces instructions, la maçonnerie y est vue comme apocryphe, ignorante, et il est préféré le mot «philosophe», ambigüité entretenue entre le philosophisme du temps et l’appellation traditionnelle des «alchimistes». Martines prétendait révéler les secrets de l’institution maçonnique, les deux disciples semblent renoncer à ce projet; le contexte ne leur laissait guère le choix, Willermoz, leur hôte, préparait déjà la récupération de ce qu’il avait compris de la doctrine, pour bâtir un rite maçonnique composite, le Rite Ecossais Rectifié, dans le cadre d’une maçonnerie refondue en Grand Orient de France. On peut situer dans l’action de ces hommes, à partir de 1774, une probable émergence du mot «martiniste». Le maître, décédé, devient aussitôt une légende.

Une nominalisation qui correspond
à des hommes différents: inventaire.
Au-delà de 1781, les quelques temples restants rattachés à l’ordre des élus coëns de l’univers, s’éteignant un à un, sans partager leurs travaux avec d’autres organisations ou autres individus, le «martinésisme » disparait, c'est-à-dire la forme, l’organisation, voulues par Martines de Pasqually. L’indépendance s’atomise mais ne se joint pas à un mouvement autre. Le «martinisme» se répand comme une rumeur, sous l’impulsion de disciples, anciennement cadres de l’organisation moribonde. De cette organisation, au moins trois courants se distinguent, deux d’entre eux ayant commencé entre la mort de Martines et la fin officielle de son ordre.
·  Le «willermozisme» consistera en un saupoudrage d’un peu de la doctrine de martines (peut être son sommet, à défaut d’être son essentiel) jugé sur un hétéroclisme maçonnique, reprenant le thème que Martines de Pasqually disposait des secrets de l’institution… le tout est spécifiquement «chrétien». Le rite, depuis son premier degré, se pratique différemment de touts les autres rites.
· Le «d’hauterivisme» qui consister en une école de magie et de doctrine martinésienne, sans aucun système d’initiation, pour des amateurs d’expérimentations actives.
· Le «saint martinisme » consistant en un mouvement dont nous allons voir certains contours, ne comprenant pas cérémonies magiques et utilisant les salons pour se véhiculer. Ni magie, ni initiations, et pourtant certainement l’héritage le plus essentiel.
·  Il faudrait ajouter le «fourniérisme» (se référant à l’abbé Fournié), successeur, disciple de Pasqually, mais l’étude de son impact et les spécificités restent à discerner. Il est probable ou possible que les disciples de Saint Martin se tournèrent vers lui à la mort de leur maître, en 1803.

Pour le reste, la forme martinésienne d’associer société secrète, doctrine, pratique, pour une action structurée disparait purement et simplement, par évaporation.  Le point commun de ces écoles ou mouvement est qu’ils ont quasiment disparus après la mort de leur initiateur, et sont réapparue (d’hauterivisme excepté) plusieurs dizaines d’années après. Tous disparaissent avec leur fondateur sauf le mouvement de Saint Martin (avec le témoignage du chevalier d’Arson, qui se réfère au «philosophe inconnu» et se meut comme une société secrète). De plus, l’école de saint martin n’avait pas encore ouvert ses portes en 1781, année de la mise en sommeil officielle de l’ordre des élus coëns, alors que d’Hauterive et Willermoz avaient déjà commencé leurs activités. Il est probable ou possible que Saint Martin ait attendu cette mise en sommeil pour proposer une alternative aux hommes de désir. Notons qu’il sera, jusqu’à sa mort, connu pour être à même de conférer l’ordination de Réaux Croix. De là à le considérer comme un successeur et un fidèle disciple, il n’y a qu’un pas: le martinisme serait une suite du martinésisme. C’est ainsi qu’il serait naturel de le considérer.

Le martinisme comme seul vocable...
pendant un temps
Saint Martin fait référence au martinisme c'est-à-dire à martines de Pasqually. S’il est question de «martinistes», c’est qu’un Saint Martin se fait connaitre comme disciple d’un maitre. Il interpellera ses interlocuteurs sur des principes qui sont presque identiques, que ce soit en 1778 ou en 1800. Il s’appuie sur une doctrine qui n’est pas sienne. Ses deux premiers ouvrages traient à la manière des philosophes de l’état de la pensée, en référence à un état général de l’humanité: il se charge de pointer cette généalogie des erreurs, en partant de points de vue multiples et successifs. Mais la doctrine importe moins que ses effets, et ses effets la font se modifier, sans se contredire.  Pour lui, une identité reste et restera quelques temps : le philosophe inconnu. Ses disciples prennent sa philosophie pour celle de son (premier) maitre, il est considéré comme un continuateur. Pour ceux qui ont connu le maitre, il reste un instructeur, bien qu’il se distingue en dissuadant ses frères «émules» de la pratique magico-théurgique. Il ne fait pas que cela, il propose de substituer ces pratiques par une voie toute «intérieure». à l’intériorité des prières et des contacts intimes avec des intelligences, il ajoute une intelligence toute humaine, il structure ce qui n’est pas un système, pour toucher les hommes de son temps. Saint Martin rend le martinésisme abordable par la pensée…

L’apparition du terme « martinésisme ».
Le mot « martinésisme » survient certainement avec Papus. Pour distinguer « martinisme », de « martinésisme ». Pourtant, en plusieurs endroits, ce dernier ne fait pas le distinguo entre les deux personnes et les deux démarches. Parfois il y  parvient. C’est à cette occasion que seront identifiées les voies dites « opératives », théurgique et touchant à des opérations de « haute magie », et la voie dite « cardiaque », plus proche de la prière permanente. Cette distinction, faite par Papus, n’est pas exempte d’erreurs, la volonté de tout résumer en vue de vulgariser, chez Papus, érige parfois des murs d’erreurs et d’à-peu-près, qu’il est difficile d’endiguer avec la recherche objective. Passons. 
A cette époque là, à la fondation de « l’Ordre Martiniste », la référence est faite à Saint Martin. Cet ordre, à cette époque, s’inscrit entre deux instances: une première, une sorte d’école extérieure, qui sensibilise à ce qui est spirituel (pour les matérialistes) et ce qui est phénomènes étranges (pour les idéalistes curieux): l’initiation martiniste est alors proposée pour ceux qui veulent aller plus loin. Mais cet Ordre Martiniste est lui-même surplombé d’une autre instance, qui en constitue le cercle intérieur, l’ordre de la rose croix, plus tard appelé «cabalistique », pour se distinguer de la création de Péladan etc. Les « enseignements » de cet Ordre Martiniste de la première heure sont quasiment inexistants, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contenu ou de préoccupation sérieuse (nous pourrions y revenir dans un autre article). Nous pourrions dire qu’il y a eut un legs, celui de la filiation du philosophe inconnu, mais que, comme une patate chaude, les récipiendaires ne savaient trop qu’en faire ! Saint Martin se tenait au courant des découvertes de son temps, et tentait de rendre compréhensible une philosophie transcendante en tenant compte de la forme d’esprit « moderne ».

Multiplication des organisations dites «martinistes» Confluences, divergences, les cohabitations se font et se défont. Passons là dessus. C’est de l’histoire humaine, le martinisme ne se définit pas, à cette époque là, il perdure comme une société: son existence se justifie par elle-même. Le mot prend fonction de ce que prétendait Martines de Pasqually, en ce sens que les organisations martinistes se posent comme ayant le fond ésotérique de la sagesse que cherche en vain tout maçon. Notons pour mémoire la FUDOSI, tentative spiritualiste de lutter contre la montée de l’idolâtrie et des ténèbres. Saint Martin, comme continuateur de son maitre, avait dépassé la notion d’ordre structuré, avec des rituels et des décors. Nous pourrions donc dire que la notion «d’ordre martiniste» est un projet en deçà du maitre. La réalité de l’initiation est de sensibiliser, si possible, le récipiendaire, à la philosophie du maitre. Alors, il peut progresser et aller plus avant dans la dite philosophie cependant, quid de la « théurgie » de la «voie cardiaque» ? Le martinisme sous la forme de ses ordres, se cantonne à des questions d’organisations, se risquant assez peu dans le domaine de la haute spiritualité, comme le fit celui auquel ces ordres se réfèrent et tirent leur nom.

Une continuité martiniste, une résurgence martinésiste: quels besoins, quelles nécessités ? 1942 : quelques uns, martinistes, mettent en œuvre un rituel magique de type Abramelin le mage, obtiennent des résultats, ces résultats leur faisant dire par la suite que «la Chose» est réveillée, c'est-à-dire l’esprit animateur de l’ordre des élus coëns (le Christ). Et de faire du martinésisme une réalité nouvelle dans le paysage initiatique martiniste, déjà complexe, ce martinisme se cherchant confusément un leadership autant qu’une identité propre et, voila, que ces personnes placent ce martinésisme déclaré au dessus de l’initiation martiniste. Nous venons de voir que le martinisme en organisation était en deçà de sa prétention première. Il avait donc rétrogradé en deçà de son origine, le martinésisme prenant l’ascendant sur le martinisme, ou bien une inversion volontaire était elle à l’œuvre ? Le philosophe inconnu ne pouvait se trouvé honoré d’un tel héritage, d’une telle continuité d’un mouvement qui se réclamait de lui.  Cette répartition «inversée» continue de nos jours: il faut être «initié» au martinisme au grade «supérieur inconnu» pour ensuite accéder aux grades «coëns». En toute bonne conscience. Ce qui constitue soit une mauvaise compréhension du saint-martinisme, soit plus simplement d’une imposture. L’origine du réveil prétendu coën n’a rien de «coën». La piste de l’imposture est la moins improbable.  La continuité de l’initiation «rituelle» du martinisme pouvait être remise en question, et ce fut le cas. Et c’est encore le cas. Est-ce un sujet pertinent ? Saint Martin s’estimait disciple de Boehm: personne n’a jamais laissé entendre à une continuité de l’initiation d’après Jacob Boehm. Pourquoi chercher à tout prix à démontrer ou à invalider une transmission, ou la valeur que celle-ci peut avoir, consistant en une transmission de type rituelle et «cérémonielle»? Ce ne sont pas des préoccupations finalement très importantes: quelqu’un qui aurait été ainsi initié serait-il plus initié qu’un autre? Le martinisme s’était prolongé par des initiations rituelles, et ne devenait en quelque sorte «valide» que lorsque l’initiation rituelle avait été conférée. Il est peu probable que Renée de Brimont n’ait jamais été initiée de façon rituelle, pas plus que son oncle, Lamartine ou que son ami Milosz. Et pourtant… Pour un Saint Martin, ces initiations ouvrent, dans les meilleurs des cas, des portes dans un monde subtil, et sans le réel Désir, ce monde subtil se trouve perturbé et envoie des formes d’entités qui ne sont pas forcément «bonnes». La rituelie, les cérémonies secrètes ne sont que des amusements pour bambins de la spiritualité, pas pour des adultes.  La définition de l’Initiation n’est pas là. Perte de temps que ces recherches de toucher probant, fut il fait dans des conditions de sincérité et d’excellence, ce qui parfois peut arriver malgré tout. Le seul toucher qui compte est celui de la Grâce. Et la Grâce se suffit à elle-même, elle n’œuvre que pour le bien du monde, pas pour la continuité de tel «isme» ou sa suppression... (Cf. le chapitre 54 de l’imitation de Jésus Christ).
 
Conclusion ?
Ces rappels et principes étant posés, on peut se demander par conséquent: le martinésisme ne pouvait que survivre car les hommes ont toujours besoin de matérialité pour exprimer l’inexprimable. Il constituerait aujourd’hui une forme «désuète », en retrait du véritable enjeu en lien avec le retour à l’état «primitif», premier, de toute la Création; œuvrer pour la réintégration ne peut relever d’opération incluant la nature et  l’univers, imparfaits. Le martinisme, quant à lui, reste un refuge pour un petit nombre, capable de se passer de la forme pour œuvrer à la même VIE. Cette vie touche toute l’humanité et agit de bien des façons, toutes indépendantes, mais convergentes.  Ainsi, nous pourrions avancer que le martinésisme n’existe plus, le martinisme n’existe presque pas encore ! Ceci n’est qu’une boutade, mais pas forcément une erreur. Quoi qu’il en soit, nous pourrons établir avec plus de précisions, les différences entre l’un et l’autre, ayant posé quelques repères dans l’histoire.
 
Source: blog de Benedicte PIA

LA PLACE DU MARTINISME DANS L'HISTOIRE ET DANS LA TRADITION



 par Yves-Fred Boisset

Contrairement à ce que pourrait laisser croire un examen trop superficiel de la question, le martinisme n’est pas un phénomène surgi du néant mais, bien au contraire, il plonge ses racines aux sources mêmes de ce que j’appellerais volontiers le noyau ardent de la tradition occidentale chrétienne. Le christianisme éclairé auquel le martinisme se rattache est issu de la rencontre entre l’hellénisme platonicien et pythagoricien et le judaïsme initiatique.

La gnose néo-platonicienne des premiers siècles de l’ère chrétienne a produit une masse d’enseignements ésotériques qui valurent moultes ennuis à leurs auteurs (souvent soupçonnés d’hérésie) mais qui nous ont légué un ensemble de réflexions propres à construire le merveilleux édifice de la connaissance mystique la plus pure et la plus approfondie.

Sur ce tronc commun sont venus se greffer les grands courants de la pensée ésotérique qui jalonnent l’histoire du christianisme : hermétisme du Moyen Âge, rosicrucianisme de la Renaissance, illuminisme du XVIIIe siècle, sans oublier les voies parallèles de l’alchimie et de la kabbale, les uns et les autres s’enrichissant mutuellement de leurs travaux et de leurs découvertes.

On sait qu’à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le rosicrucianisme, né en Allemagne autour des années 1610 et 1620, fut introduit dans la franc-maçonnerie naissante sous sa forme philosophique. Cette opération se déroula en Angleterre sous l’influence de quelques héritiers du rosicrucianisme : Bacon, Fludd, Ashmole… De cette fusion naquirent, au fil des temps et au gré des réformes, apports et autres péripéties, les rites complexes et un tantinet fourre-tout qui font des hauts-grades de la maçonnerie dite spéculative, mais que, personnellement, je préfère appeler philosophique, une sorte de kaléidoscope certes brillant mais parfois teinté de ridicule en raison des titres ronflants que se donnent ceux qui les détiennent.

Au début du XVIIe siècle le rosicrucianisme, fondé sur la légende de Christian Rozenkreutz, sur ses « Noces chymiques » et sur les allégations religieuses et morales exposées dans la « Fama fraternitatis » et la « Confessio », s’il n’eut jamais de structures formelles, fit de nombreux adeptes principalement dans l’Europe du Nord et, par voie de conséquence, dans son prolongement qu’est l’Amérique anglo-saxonne. Ce rosicrucianisme pourrait être comparé à un laboratoire vers lequel ont convergé les différents courants de la pensée traditionnelle et duquel ont, après filtrage, jailli divers mouvements initiatiques telle que la franc-maçonnerie philosophique, comme nous l’avons vu plus haut, l’illuminisme du XVIIIe siècle, et, dans un autre ordre d’idées, le romantisme.

C’est sur le terrain de l’illuminisme que germera, à travers toute une série d’événements que je vais évoquer à présent, le martinisme potentiel.



L’origine du martinisme

Si je parle de martinisme potentiel, c’est parce que, avant toute autre considération, je désire établir la distinction fondamentale qui existe historiquement entre le martinisme du XVIIIe siècle et de ses pionniers que je vais présenter à présent et celui fondé par Papus en 1891.

Trois hommes sont à l’origine du martinisme : Martinez de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz.

Martinez de Pasqually

Le premier des trois fut un homme des plus mystérieux. On ne sait de lui que peu de choses et toutes sortes de légendes ont couru quant à ses origines, à sa naissance, à sa religion, à sa carrière. Même les diverses orthographes de son nom patronymique et de son prénom sont de nature à brouiller les pistes quant à sa véritable nationalité. Il apparaît en la ville de Bordeaux en 1767 ; il a auparavant accompli un grand périple qui l’a emmené de Paris à Bordeaux en passant par Amboise, Blois, Tours, Poitiers, La Rochelle, Rochefort, Saintes et Blaye. Il avait fondé l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Cohen de l’Univers et la vocation de cet Ordre était double : la mise en pratique d’opérations théurgiques et la remise dans le droit chemin initiatique de la franc-maçonnerie française qui, perdant de vue ses racines traditionnelles, s’engluait déjà dans des marécages politiciens où elle n’avait rien à faire. Il s’agissait vraisemblablement dans l’esprit de Martinès de créer un système de hauts-grades maçonniques souché sur des loges dites bleues, c'est-à-dire limitées aux trois premiers grades. Martinez mourut le 20 septembre 1774 à Port-au-Prince où il était venu deux ans plus tôt dans le but, dit-on, d’y récupérer un héritage. Il ne laissera qu’un ouvrage : « Traité sur la Réintégration des Êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine ». Avec le « Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers » de Louis-Claude de Saint-Martin, cet ouvrage de Martinez de Pasqually constitue l’un des deux piliers de la tradition martiniste.

Louis-Claude de Saint-Martin

Louis-Claude de Saint-Martin (surnommé le « Philosophe Inconnu ») se fit d’abord connaître comme secrétaire de Martinez de Pasqually qui n’avait, paraît-il, qu’une idée très approximtive des nuances de la langue française. Titulaire d’un titre de noblesse et ancien officier d’un régiment basé à Foix (Ariège), sa rencontre avec Martinez le poussa à quitter l’armée pour se consacrer à sa mission, c'est-à-dire à l’élaboration de la doctrine martiniste sous l’éclairage de la tradition occidentale chrétienne. Il s’éloignera peu à peu de Martinez et de ses opérations pour se tourner vers ce que Papus appellera plus tard la voie cardiaque. Outre l’ouvrage doctrinal cité plus haut, il laissera une importante bibliographie qui fait encore autorité de nos jours. Malgré ses origines nobiliaires, il échappa à la guillotine révolutionnaire et mourut en 1803, âgé de soixante ans.

Jean-Baptiste Willermoz

Le troisième personnage de ce triptyque, c’est Jean-Baptiste Willermoz. Ce commerçant lyonnais devint franc-maçon très jeune et consacra à l’Ordre maçonnique le meilleur de sa vie et de son activité. Déçu par le manque d’intérêt que ses frères de loge manifestaient à l’égard de la tradition, il œuvra inlassablement dans le but de redonner à l’ordre les couleurs initiatiques dont il n’aurait jamais dû se départir. Il réussit ce tour de force de réunir des traditions chevaleresques germaniques et les enseignements de Martinez de Pasqually et de Saint-Martin en un régime maçonnique qu’il fonda et dont il établit les règles, les rituels et les usages à partir de 1778 au cours de deux convents où il parvint à imposer ses idées et ses idéaux. Retiré de ses diverses activités pour cause de révolution, il mourra en 1824 à l’âge de… quatre-vingt quatorze ans.

Joseph de Maistre

À ces trois personnages déterminants dans l’histoire du martinisme, il y a lieu de mentionner une quatrième personnalité qui fut, en quelque sorte, l’ambassadeur de la pensée saint-martinienne et maçonnique traditionnelle auprès de la Cour de Russie où il voyagea plusieurs fois et devint un familier de la Grande Catherine. J’ai nommé l’écrivain Joseph de Maistre.

Gérard Encausse (Papus)

Bien qu’il ne fondât jamais d’école ni de société ou d’ordre initiatique, la pensée et l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin eurent des disciples et, ainsi, se propagea discrètement jusqu’à l’arrivée de Papus. Celui-ci, tout en poursuivant des études de médecine, se passionna très tôt pour toutes les choses de la tradition. Bien qu’il eût exploré toutes les pistes de l’ésotérisme et tenté d’en faire la synthèse dans ses premiers ouvrages, il accorda une priorité à l’œuvre et à l’enseignement de Martinez de Pasqually et de Louis-Claude de Saint-Martin. C’est ainsi qu’en 1888, à l’âge de vingt-trois ans, il créa «l'Initiation», revue mensuelle d’ésotérisme, et en 1891, à l’âge de vingt-six ans, il fonda l’Ordre martiniste dont la vocation était essentiellement de propager la pensée saint-martinienne enrichie des autres recherches traditionnelles. Autour de Papus, on retrouvait quelques noms prestigieux, tels que ceux de Paul Adam, de Stanislas de Guaita, de Joséphin Péladan, de Sédir, de Marc Haven et de Maurice Barrès qui démissionnera peu de temps après la fondation de l’Ordre pour mieux se consacrer à sa carrière littéraire et politique.

Sous l’impulsion dynamique de Papus qui ne se reposait jamais - il déclarera un jour que « l’on se repose d’un travail en en faisant un autre » et je crois qu’il avait bien raison - , le martinisme, désormais structuré et organisé, connut une grande et rapide expansion. Des groupes de travail s’ouvrirent en France comme dans les autres pays et on peut affirmer que, si Martinez de Pasqually et, plus sûrement encore, Saint-Martin lui donnèrent une âme, c’est à Papus qu’il revint de lui donner un corps sans lequel aucune âme ne peut se manifester.

Papus mourut le 25 octobre 1916 des suites d’une pneumonie contractée à la guerre où il avait été mobilisé en qualité de médecin. Avec ce départ prématuré (il n’était âgé que de cinquante et un ans), s’arrêta la parution de «l'Initiation» et l’Ordre martiniste subit quelques scissions. Les successeurs directs de Papus furent d’abord Teder (Charles Détré) qui ne devait lui survivre que deux ans, puis Jean Bricaud qui décédera en 1934, Constant Chevillon (auteur du « Vrai visage de la franc-maçonnerie ») qui sera assassiné à Lyon dans des circonstances pour le moins mystérieuses et pas éclaircies à ce jour en 1944, Charles-Henri Dupont qui nous quittera en 1960. À cette époque, l’Ordre martiniste n’avait qu’une activité quasi confidentielle ; c’est au fils de Papus qu’il appartiendra de lui donner un nouvel essor.

Philippe Encausse

Papus avait un fils, Philippe (filleul de Monsieur Philippe de Lyon). Ce fils n’avait que dix ans à la mort de son père et ce fut Marc Haven (le docteur Lalande), gendre de Monsieur Philippe, qui assura son éducation et le suivi de ses études jusqu’au doctorat de médecine. En 1953, Philippe Encausse, alors âgé de trente-sept ans, réveilla la revue «l'Initiation» qui, depuis, paraît trimestriellement sans interruption. Sa rencontre précédente avec Robert Ambelain, Grand-Maître des Élus-Cohen, l’avait conduit à réveiller l’Ordre martiniste selon les vues de son père Papus. En 1960, il devint Président de l’Ordre martiniste, succédant ainsi à Charles-Henri Dupont qui le reconnut et lui transmit rituellement et administrativement sa succession. Plus tard (en1971), il sera remplacé pour un court laps de temps par Irénée Séguret, puis par Emilio Lorenzo qui exerce toujours cette présidence.

Philippe nous a quittés le 22 juillet 1984. Son souvenir est immortel, tous ceux qui l’on approché ont gardé de lui la mémoire d’un homme décidé, volontaire (et pas velléitaire, importante nuance !), généreux et fidèle en amitié. C’est en hommage permanent à Papus et à Philippe que je m’efforce de maintenir la revue «l'Initiation», remplissant cette tâche avec la foi et la discrétion qui sont les qualités premières de tout martiniste.

Ordres et désordres (scissions)

J’ai dit plus haut que Pasqually et Saint-Martin avaient donné une âme au martinisme et que Papus l’avait doté d’un corps. Or, s’il est vrai que les âmes, par leur privilège d’immortalité, échappent au tourment des dissensions, des jalousies, des ambitions, il n’en est jamais ainsi des corps qui ne sont que passagers. Aussi, au fil des temps et selon l’humeur des uns et des autres, l’unité se défit et des branches poussèrent sur le tronc commun. Dès 1922, Victor Blanchard fonda l’Ordre Martiniste Synarchique (O.M.S.), dirigé plus tard par Louis Bentin, ressortissant français vivant en Angleterre. En 1975, une patente fut délivrée à S«r Affectator, martiniste français. En 1931, Augustin Chaboseau fonda l’Ordre Martiniste Traditionnel (O.M.T.) et, en 1948, Jules Boucher créa l’Ordre Martiniste Rectifié. En 1968, sous l’impulsion de Robert Ambelain, fut créé l’Ordre Martiniste Initiatique (O.M.I.), souché sur la maçonnerie de Memphis-Misraïm. On pourrait également évoquer des scissions plus récentes du tronc commun qu’est l’Ordre martiniste, présidé, comme nous l’avons vu, par Emilio Lorenzo, successeur de Philippe Encausse : l’Ordre Martiniste Libéral (O.M.L.) qui lui même a connu une scission qui déboucha sur l’Ordre Martiniste des Supérieurs Inconnus (O.M.S.I.).

Initiateur libre

En dehors et à-côté de ces multiples organisations, il existe le statut d’initiateur libre. Ceux qui possèdent cette qualité transmettent l’initiation en leur âme et conscience aux postulants qui leur semblent dignes de la recevoir ; ils n’ont de compte à rendre à aucune autorité.

Je ne sais, en vérité, si l’on doit déplorer cette balkanisation du martinisme ou s’en réjouir selon que l’on veut y voir une source d’appauvrissement ou une source d’enrichissement. Quoi qu’il en soit, le martinisme est UN en cela qu’il véhicule une forme de mysticisme particulier qui est commun à toutes les formes qu’il revêt actuellement.

Ce que n'est pas le martinisme

Parvenu à ce point de mon propos, il me semble indispensable de faire quelques mises au point afin que ne subsiste aucune ambiguïté.

Le martinisme n’est pas une secte

En premier lieu, il faut déclarer haut et fort que le martinisme n’est pas une secte pour la simple raison que l’on ne demande pas d’argent aux adhérents (hormis une participation raisonnable aux frais de fonctionnement, celle-ci étant fixée collégialement), que l’on n’y impose pas une doctrine et une pensée unique, qu’on y laisse libre les membres de poursuivre leur vie privée (conjugale, familiale et professionnelle) en toute liberté, étant bien entendu que ce sont précisément ces méthodes financières, intellectuelles et morales ci-dessus dénoncées qui caractérisent les sectes et les font reconnaître par les gens libres et avertis. Aucune des enquêtes officielles qui ont été menées en France (par l’Assemblée nationale, entre autres) sur les sectes n’a classé le martinisme au nombre de celles-ci.

Le martinisme n’est pas une forme de franc-maçonnerie

En second lieu, il y a lieu de corriger une confusion fréquente qui voudrait assimiler le martinisme à une forme de franc-maçonnerie. Le martinisme n’est pas une obédience maçonnique et il est absolument indépendant de toute organisation maçonnique, même s’il entretient généralement d’excellentes relations avec les obédiences qui pratiquent une maçonnerie initiatique, c'est-à-dire empreinte de la pensée traditionnelle telle que je l’ai définie au début de cet article. Il y a incontestablement convergence de vues entre les maçons respectueux de la tradition mystique et les martinistes, sachant que la double appartenance est fréquente. De plus, et j’ajoute ceci pour répondre à certaines accusations qui ont traîné et traînent encore de ci, de là, le martinisme n’est en aucun cas une copie de la franc-maçonnerie, même si, dans ses structures et son système hiérarchique, il semble s’en rapprocher.

Le martinisme entretient des relations privilégiées avec le Régime Écossais Rectifié pour les raisons précédemment exposées et qui ont voulu que Saint-Martin et Willermoz fissent un bout de chemin ensemble ; la pensée martiniste survit également dans de nombreuses loges de cette maçonnerie particulière pratiquée presque exclusivement en France et en Suisse. De nos jours, la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra et, plus particulièrement, la loge « la France », sont animées par un esprit martiniste sans pour autant renier leur appartenance à l’Ordre des francs-maçons. De même, certaines loges de la Grande Loge de Memphis-Misraïm, dont Robert Ambelain fut le réveilleur et le Grand-maître, est très proche de l’Ordre Martiniste Initiatique, fondé en 1968 à l’initiative de frères maçons de cette obédience.

Le martinisme n’est pas une église

En troisième lieu, le martinisme, s’il proclame son attachement au Christ et sa fidélité au christianisme non confessionnel, ne saurait être assimilé à une Église. Tous les membres de l’Ordre demeurent libres de pratiquer la religion chrétienne de leur choix ou de n’en pratiquer aucune. Le fait que le martinisme ait toujours entretenu d’étroites relations avec l’Église Gnostique Universelle (fondée par l’abbé Julio et au sein de laquelle certains membres éminents du martinisme exercèrent des fonctions sacerdotales) ne met nullement en cause l’indépendance réciproque de ces deux organisations.

Organisation : Les 5 grades martinistes

L’Ordre martiniste, tel que l’a conçu Papus, se partage en plusieurs grades, chacun d’entre eux donnant lieu à une cérémonie rituelle au cours de laquelle est dispensée une initiation. On y est d’abord reçu au premier grade en qualité d’Associé, qualité indispensable pour assister aux réunions rituelles. Puis, si le nouveau martiniste persiste dans son intérêt pour l’Ordre et s’il en est jugé digne, on lui confère le deuxième grade d’Associé-Initié. Enfin, il peut atteindre le troisième grade de Supérieur Inconnu qui lui donne la plénitude de l’initiation martiniste. Un quatrième grade, dit de Supérieur Inconnu Initiateur, est délivré à ceux qui seront appelés à diriger un groupe ou un chapitre - La terminologie varie selon les ordres - et à recevoir à leur tour des impétrants. Au-delà, il existe des Grands Initiateurs ou des Philosophes Inconnus (les deux expressions sont équivalentes) appelés à des fonctions plus importantes.

Chaque grade donne accès à un enseignement qui lui est propre et la décoration du local où l’on se réunit comme celle des membres change à chaque grade, demeurant cependant toujours bien plus sobre que celle des loges maçonniques et des frères qui y siègent.

Chaque groupe ou chapitre est dirigé par un membre ayant la qualité de Supérieur Inconnu Initiateur ; il est assisté par un collège d’officiers qui l’aident particulièrement dans les cérémonies de réception. Cependant, il ne faut jamais perdre de vue que l’initiation martiniste ne se fait que d’initiateur à récipiendaire et qu’elle peut être aussi valablement transmise en l’absence de tout témoin.

L’ordre est mixte et ouvert à tous ceux qui en manifestent la volonté sous réserve de l’opinion que les Supérieurs Inconnus du groupe ou du chapitre peuvent se faire du candidat au cours d’entretiens préalables. Il fut cependant une époque où la qualité de maître maçon était requise mais cette règle ne subsiste plus que dans quelques organisations. Ni le niveau d’études, ni la position sociale, ni tout autre critère extérieur à la vie initiatique ne peut être pris en considération pour l’acceptation ou le refus d’un nouveau membre. Seul, le DÉSIR dans l’acception saint-martinienne de ce mot (que je vais tenter de définir dans la dernière partie de cet article) peut faire d’un profane un martiniste et c’est devant sa conscience et sa conscience seule qu’il doit en répondre.

Le DÉSIR et l’Homme de désir

Le DÉSIR, voilà le maître mot du martinisme. Le martiniste est un Homme de désir. L’Homme de Désir s’oppose à l’Homme du Torrent. Entre les deux, il y a la chute et le lent processus de la réintégration. L’homme s’étant séparé de Dieu, de la Lumière et du Verbe est tombé dans la ténèbre ; c’est notre état présent. Par l’exercice de la théurgie (selon Martinez de Pasqually, voie opérative) ou de la prière (selon Louis-Claude de Saint-Martin, voie cardiaque), l’homme peut s’évader de la ténèbre et commencer la reconquête de son état primitif, autrement dit revenir auprès de Dieu. Retrouver la Lumière et le Verbe, voilà quels sont les buts de toutes les initiations dont les variantes rituelles ne sont que secondaires et sans réelle importance.

Les gnostiques, en leur temps, commentaient la Genèse par la rébellion luciférienne qui conduisit cet ange déchu à s’éloigner de Dieu et à créer l’univers en ses différents plans jusqu’à la cristallisation matérielle. Ils voulaient voir en Jésus-Christ le premier réintégré et celui qui nous ouvrait la voie vers la réintégration par l’amour, la rémission du péché originel qui est justement cette rébellion (les scribes de l’Ancien Testament ont tout mélangé…) et par le désir, le vrai désir, de la connaissance des rouages de la spiritualité. Le prologue de l’Evangile de Jean comme son Apocalypse témoignent de cette démarche spirituelle et initiatique et ce n’est pas un hasard si les gnostiques se référaient à saint Jean comme le feront plus tard les bâtisseurs de cathédrales, les francs-maçons et, d’une manière plus étendue, tous les initiés, cependant que saint Jacques deviendrait le patron des Adeptes. Dans ce plan, on laissa à Pierre et à Paul le soin d’évangéliser les foules et d’opérer les conversions des Gentils et des païens.

Le martinisme se rattache à ce que j’appelle ce christianisme éclairé qui, en dépit de l’hostilité des corps constitués (Église catholique, en particulier), a cheminé au long des siècles sous des formes différentes et adaptées à leur temps. La franc-maçonnerie et le martinisme sont les derniers avatars de cette merveilleuse épopée ; ils sont les héritiers de cette tradition deux fois millénaire qui a pour nom Amour et qui se fonde sur l’étude et la compréhension des textes fondamentaux des Écritures.

Les martinistes ne sont pas des mystiques passifs, buvant les bonnes paroles et attendant on ne sait quelle grâce divine. Ce sont des travailleurs, des cherchants, des éternels étudiants. Fondant leurs plans d’études sur les textes fondamentaux de Martinez de Pasqually et de Louis-Claude de Saint-Martin, ils savent élargir leur champ de vision à tous les enseignements ésotériques qu’ils examinent et analysent avec la plus grande tolérance. Ils désirent toujours œuvrer pour une plus grande fraternité humaine, pour le progrès, car s’ils sont traditionalistes, ils ne sont ni conservateurs ni passéistes. Ils sont toujours à l’écoute des autres et restent disponibles envers les souffrances de leurs semblables.

LES ORIGINES DU MARTINISME

La première source historiquement connue de ce que l'on peut appeler "le martinisme" se trouve dans l'ouvrage de Martines de Pasqually qui contient sa théorie de "la chute et possible rédemption de l'Homme", ainsi que dans la pratique de rituels qu'il mit au point progressivement mais qui ne furent jamais terminés. Il s'agit du Traité de la Réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines, écrit à Bordeaux aux alentours de 1770. Les origines de Martines sont encore fort méconnues, jusqu'à sa date de naissance que l'on situe habituellement en 1727, à Grenoble. Des recherches récentes donnent à penser qu'il serait plutôt né vers 1715. De père espagnol (il serait né à Alicante en 1671) et de mère française, ce mystérieux personnage, dans la lignée des grandes figures de l'histoire de l'ésotérisme, était un grand voyageur et un ardent propagateur d'une praxis à but spirituel. Dans un siècle voué de façon croissante aux "lumières" de la raison, il sut imposer une vision profonde et exigeante de ce qu'il considérait, lui, comme la plus grande Lumière : celle qui permet aux hommes de se réconcilier avec leur dimension divine. Il appellera cette voie particulière la Réconciliation (individuelle), qui doit précéder la Réintégration (collective).

Il n'existe aucun portrait d'époque de Martines. Celui que nous reproduisons ici a été publié par Arthur E. Waite dans The Secret Tradition in Free-Masonry, New York, Ed. Rebman. Bien qu'il ne présente guère, et de loin, de garantie d'authenticité, il nous permet de mieux imaginer qui put être ce personnage… Il se définissait lui-même comme catholique romain, bien que l'on puisse s'interroger sur les origines de ses doctrines. On peut cependant affirmer qu'il possédait, outre le "catéchisme" chrétien traditionnel, de profondes connaissances en kabbale et en théurgie. Son entrée sur la scène publique a lieu en 1754, notamment dans les milieux maçonniques. En développant une doctrine complexe sur la Création et la mission attribuée aux hommes, il s'impose rapidement comme un théosophe de premier plan. Antoine Faivre, dans L'Esotérisme au XVIIIe siècle (Editions Séghers, Paris, 1973), résume comme suit la doctrine de Martines au sujet de la chute, thème commun à la plupart des grandes mythologies : "Dieu, l'Unité primordiale, a doté d'une volonté propre les êtres qu'il a "émanés", liberté qui eut pour conséquence la chute de certains esprits, Lucifer voulant exercer lui-même la puissance créatrice. Celui-ci, ainsi que les esprits qui l'avaient suivi, furent alors enfermés dans la matière, créée à cet effet, puis Dieu envoya l'Homme, androgyne au corps glorieux, doué de pouvoirs extraordinaires dès son émanation, garder les anges rebelles, travailler à leur résipiscence. Mais Adam se laissa séduire par les anges prévaricateurs ; il les imita ; pour punition il fut précipité dans l'état où il se trouve actuellement et entraîna la nature dans sa chute. Un tel scénario mythique nous suggère en quoi consiste la quête des hommes de désir" (La réintégration de l'Homme dans son état primitif).

Cette théorie, dit A. Faivre, qui est à rapprocher de celles de Paracelse, de William Law et d'autres théosophes de l'époque, est bien plus complexe que celle que l'on peut tirer d'une lecture au premier degré de la traduction de la Genèse. La condition présente de l'Homme ne serait pas une fatalité mais lui donnerait la possibilité de se "réintégrer" dans le divin, son origine, en reconquérant ses prérogatives suspendues temporairement depuis la chute de l'Homme archétypal. Pour cela, la voie qu'offre Martines est celle du perfectionnement intérieur unissant purifications et pratique d'une théurgie (ensemble de rituels comportant évocations et invocations) susceptible de nous mettre en contact avec des entités spirituelles, intermédiaires entre Dieu et nous.

On a souvent à tort identifié Martines à un simple "mage", alors qu'il était avant tout un profond croyant, et un homme d'une grande dimension spirituelle. Preuve nous en est donnée par l'influence qu'il sut conserver auprès de ses deux principaux disciples, Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz, qui reconnaîtront toujours en lui un maître, le "premier" maître pour Saint Martin. Martines s'affilia à la loge "La Française", placée sous l'administration de la Grande Loge de France, dont plusieurs de ses membres étaient des personnages éminents du Parlement de Bordeaux. Martines "utilisera" alors en quelque sorte le cadre maçonnique pour instituer, à son abri, son propre système de hauts grades : l'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Cohens de l'Univers. A partir de 1758, son activité s'accentue. Il parcourt la France : le Midi, Lyon, Paris, et initie de nombreuses personnalités à son système.

En 1761, il construit son propre temple en Avignon où il restera jusqu'en 1766. A la fin de cette année, Martines se fixe à Paris, où il rencontre Jean-Baptiste Willermoz, puis, en 1768, Louis-Claude de Saint-Martin, alors jeune militaire au régiment de Foix. Celui-ci deviendra, après l'Abbé Fournier, son secrétaire. Il se marie par l'Eglise et en 1767 lui naît un fils, Jean-Anselme, dont on perd la trace pendant la Révolution. Le 11 juillet 1770, il annonce pour la première fois qu'il travaille à l'ouvrage qui deviendra son chef-d'œuvre : le Traité de la Réintégration (ouvrage cité). Le 29 avril 1772, Martines part pour l'île de Saint-Domingue pour y recueillir un héritage. Il y décède le 20 septembre 1774. Son Ordre ne lui survivra guère ; les dernières loges des Chevaliers Maçons Elus Cohens de l'Univers seront officiellement dissoutes en 1781 ... Je ne suis qu'un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir, pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de Maçon, qui veut dire spirituellement hommes ou âmes, afin de leur faire voir véritablement qu'ils sont réellement Hommes-Dieu, étant créés à l'image et à la ressemblance de cet Etre tout-puissant. (Martines de Pasqually dans une lettre du 13 août 1768, citée par Robert Amadou dans l'Initiation de janvier 1969).

Papus et le Martinisme moderne
La transmission spirituelle perdure à la mort de Louis-Claude de Saint-Martin, sans que l'on puisse exactement en préciser la forme. Les initiations "martinistes", qui ne s'appelaient pas encore ainsi, se poursuivirent pendant presque un siècle, en France mais aussi en Russie. Le système maçonnique de Willermoz, basé sur des loges indépendantes, s'appelle d'ailleurs dans ce pays simplement "martinisme". Plusieurs loges y adoptent les grades symboliques communiqués par Willermoz. En même temps, sous le règne de Paul Ier, des traductions des livres de Saint-Martin sont rendues accessibles aux profanes. Bien que les éléments historiques fassent souvent défaut, on peut avancer que Nicolaï Novikof contribua grandement par ses écrits à l'extension du martinisme en Russie. Novikof avait le grade de C.B.C.S. (Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte), système organisé par le strasbourgeois Salzmann, qui avec Charlotte de Boecklin aurait fait découvrir Jacob Boehme à Saint-Martin. Par ailleurs, l'écrivain Joseph de Maistre, qui avait connu Saint-Martin et partagé sa vision théosophique du monde, aurait créé à Saint-Pétersbourg un cercle martiniste dans les années 1810, alors qu'il était en poste à la cour du Tsar Alexandre Ier. En France, les continuateurs de l'œuvre saint-martinienne œuvraient dans l'ombre. Deux disciples directs de Saint-Martin, Jean-Antoine Chaptal (mort en 1832) et l'Abbé de La Noue (mort en 1820) sont à l'origine de l'Ordre actuel. L'hermitage de l'Abbé de la Noue, en région parisienne, où séjourna Henri de la Touche et qu'aurait également fréquenté Balzac. La filiation "Abbé de La Noue" aboutit, en 1886, à l'initiation de Pierre-Augustin Chaboseau, alors âgé de vingt ans, par sa tante Amélie de Boisse-Mortemart. De son côté, l'étudiant en médecine Gérard Encausse avait reçu quelques années plus tôt, en 1882, l'initiation martiniste des mains de Henri Delaage, lui-même initié dans la filiation Chaptal, mais dont on ignore le nom de l'initiateur. Gérard Encausse est né le 13 juillet 1865 à la Corogne, en Espagne, de père français et de mère espagnole. Intelligence précoce, il entame à 17 ans des études de médecine tout en s'intéressant à l'ésotérisme, après avoir été un athée convaincu. La Tradition présente pour lui la meilleure alternative à une religiosité étroite, tout en comblant ses aspirations métaphysiques. A Paris, il fréquente les ésotéristes. Parmi ses amis on notera Stanislas de Guaïta et Joséphin Péladan, futurs animateurs de l'Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix. En 1887, il décide de conserver le legs initiatique qu'il a reçu quelques années plus tôt en fondant l'Ordre Martiniste, auquel se joindront rapidement ses amis ésotéristes qui formeront plus tard le premier Suprême Conseil.

En 1888, il rencontre Pierre-Augustin Chaboseau qui lui confie qu'il détient lui-même une initiation martiniste. Troublante "coïncidence" qui donnera d'autant plus de force au nouvel Ordre dont la structure sera définitivement établie en 1891. Devenu médecin, et chef de laboratoire de l'Hôpital de la Charité à Paris, il entame simultanément une carrière d'auteur prolifique. Il reste connu dans le public comme l'auteur le plus fécond dans le domaine de l'ésotérisme en cette fin de siècle. Ses livres (160 titres !), qu'il signa toujours sous le pseudonyme de "Papus", sont encore régulièrement réédités de nos jours. Sa rencontre avec M. Philippe de Lyon va pourtant bouleverser sa vision du monde. Il deviendra le défenseur acharné de la mystique chrétienne et de la Voie cardiaque que Saint-Martin appelait la Voie Intérieure. Homme d'une remarquable énergie, il se dépensera sans compter pour ses malades, mettant en pratique les préceptes chrétiens. Il restera pour les pauvres du quartier de la rue de Savoie, à Paris, comme le "bon docteur", qui distribuait ses soins sans faire payer les nécessiteux. Lorsque éclate la première guerre mondiale, il se porte volontaire pour secourir les blessés. Il sera médecin chef d'une ambulance, sur le front. Affaibli par ses années de labeur et les conditions de vie qu'il rencontre à la guerre, gazé, il tombera gravement malade et sera rapatrié pour mourir le 25 octobre 1916 à l'hôpital de la Charité, là même où il avait commencé sa carrière de médecin ...
 
La fondation de l'Ordre Martiniste
La chronologie suivante, inédite, relate la genèse de l'Ordre Martiniste, sous sa forme actuelle :
1882: Initiation de Gérard Encausse, par Henri Delaage, quelques semaines avant le décès de ce dernier.
1886: Papus rencontre les ésotéristes parisiens. Lecture des classiques de l'occultisme : Saint Yves d'Alveydre, Louis Lucas, Wronski, Eliphas Lévi, Cyliani, Lacuria ...
Fin 1887: "Selon Papus même, et à sa diligence : premières initiations personnelles en 1884 ; cahiers et premières loges en 1887-1890" (R. Amadou, in Documents martinistes, N° 2, 1979). Il fonde, avec Stanislas de Guaïta et Joséphin Péladan, la première loge martiniste, probablement dans l'appartement de ces derniers, rue Pigalle. Le nom "Ordre Martiniste" apparaît déjà.
1888: Papus et Pierre-Augustin Chaboseau découvrent et se transmettent leurs initiations respectives (provenant de Delaage pour Papus et de Mme de Boisse-Mortemart pour Chaboseau). Ensemble, ils redéfinissent l'Ordre Martiniste, dont Papus prend la Grande Maîtrise.
Février 1889: Premier manifeste officiel de l'Ordre Martiniste paru dans la revue l'Initiation.
Octobre 1890: Publication des statuts de l'Ordre et premiers cahiers d'instruction.
Mars 1891: Les initiés martinistes décident d'établir les premières loges régulières et de fonder un Suprême Conseil de l'Ordre.
10 septembre 1891: Première réunion du Suprême Conseil de l'Ordre Martiniste. Papus, fondateur du Suprême Conseil, est nommé président à vie. Les autres membres sont nommés pour quatre ou un an, selon leur statut.
8 octobre 1891: Le Suprême Conseil fixe les modalités d'attribution des chartes aux loges martinistes.
Novembre 1891: L'Ordre Martiniste compte déjà 17 loges, et est présent en France, Espagne, Italie, Allemagne, Etats-Unis ...
En 1897, l'Ordre s'implante en Russie. A partir de 1899, le Suprême Conseil de l'Ordre crée plusieurs comités ; Papus délègue largement ses pouvoirs. Ses compagnons s'appellent : Paul Sédir (Yvon Le Loup), Lucien Chamuel, qui crée la "Librairie du Merveilleux", Stanislas de Guaïta, Marc Haven (Dr Emmanuel Lalande), F.-C. Barlet, Victor-Emile Michelet, et bien d'autres. René Guénon, le grand rénovateur de la tradition ésotérique, participera aux travaux du groupe. C'est la grande époque de l'occultisme français, que Michelet relatera dans son livre Les Compagnons de la Hiérophanie (Nice, Dorbon-Ainé, 1977).

L'Ordre Martiniste au XXe siècle, à l'aube du troisième millénaire
A la mort de Papus , en 1916, Téder (Charles Détré) prend la direction de l'Ordre Martiniste. Il assumera cette charge jusqu'à sa mort, deux ans plus tard. A la disparition de Téder, des divergences apparurent parmi les Martinistes sur la façon de maintenir l'héritage. Des clans se formèrent, l'Ordre se divisa. Le Lyonnais Jean Bricaud, nouvellement nommé à sa tête, opta pour une maçonnisation du mouvement à laquelle Papus, en son temps, s'était toujours refusé. En réaction, Victor Blanchard créa en 1920 l'Ordre Martiniste Synarchique, en référence à l'œuvre de Saint-Yves d'Alveydre, que Papus avait appelé "son premier maître". De son côté, Pierre-Augustin Chaboseau, avec l'aide de Victor-Emile Michelet, crée l'Ordre Martiniste Traditionnel, voulant se rapprocher davantage des principes de l'Ordre fondé par Papus.

L'Ordre Martiniste continuait néanmoins de vivre et de recruter de nouveaux adeptes. A la mort de Bricaud, en 1934, les esprits s'apaisent. Un nouveau Grand Maître, Constant Chevillon, reprend le flambeau. Licencié ès lettres, professeur de philosophie religieuse chez les pères jésuites, son esprit humaniste et sa profonde spiritualité lui assurent un large soutien. Mais survient la tourmente de la seconde guerre mondiale. Les sociétés initiatiques sont interdites, ses membres persécutés. Chevillon sera arrêté le 25 mars 1944 et exécuté le soir même par la milice. A la Libération, Henri-Charles Dupont, l'un des derniers représentants de l'Ordre Martiniste originel de Papus, reçoit la grande maîtrise. Si deux guerres successives, et en particulier les persécutions de la deuxième guerre mondiale et plusieurs scissions, ont décimé l'Ordre Martiniste, celui-ci n'est pas éteint pour autant. Les survivants de l'Ordre fondé par Papus, ainsi que des admirateurs de son œuvre colossale, veulent redonner toute son ampleur au mouvement. Ce sera la tâche que se fixera Philippe Encausse, le propre fils de Papus. En décembre 1952, Philippe Encausse constitue l'Ordre Martiniste de Papus.
 
Le 26 octobre 1958, un protocole d'accord est signé entre l'Ordre Martiniste de Papus, présidé par Philippe Encausse, l'Ordre Martiniste (dit de Lyon) présidé par Henri-Charles Dupont, et l'Ordre Martiniste des Elus Cohen présidé par Robert Ambelain, que ce dernier avait créé en 1942. C'est "l'Union des Ordres Martinistes". Deux mois avant sa mort, le 13 août 1960, au vu des efforts et du succès remporté par Philippe Encausse, fils de Papus, Henri-Charles Dupont lui transmet la Grande Maîtrise de l'Ordre Martiniste. En 1960, l'Union des Ordres Martinistes prend le nom d'Ordre Martiniste avec un Cercle extérieur que l'on appellera Ordre de Saint Martin, présidé par Philippe Encausse, et un Cercle intérieur que l'on appellera Ordre des Elus Cohen, présidé par Robert Ambelain. Cette distribution a une vie éphémère. En effet, le 14 août 1967, est prononcée la dissolution de l'Union des Ordres Martinistes entraînant la disparition du "Cercle Intérieur" et du "Cercle Extérieur". Il y aura dorénavant deux Ordres distincts, à savoir : l'Ordre Martiniste, présidé par le Dr. Philippe Encausse, et "l'Ordre des Elus Cohen" présidé par Ivan Mosca, que Robert Ambelain désigne le 29 juin 1967 comme son successeur. Ce dernier, qui avait entre temps appelé ce mouvement "Ordre des Chevaliers Maçons Elus Cohen de l'Univers", finira par le mettre en sommeil pour une période indéfinie le 22 avril 1968. Pendant vingt ans, Philippe Encausse sera l'infatigable animateur de l'Ordre Martiniste auquel il saura redonner force et vigueur. Des centaines de membres, partout en France et à l'étranger, demandent à y adhérer. Il passe la grande maîtrise en 1971 à son ami de longue date Irénée Séguret, mais celui-ci démissionne en 1974 et la lui rend. Après toutes ces années passées au service de l'Ordre qu'il avait fait renaître, Philippe Encausse, à 74 ans, choisit de prendre une retraite bien méritée et transmet la grande maîtrise à Emilio Lorenzo qui, membre depuis 1970 de la Chambre de Direction, l'avait secondé depuis 1975 en tant que vice-président de l'Ordre. Le 27 octobre 1979, celui-ci est officiellement confirmé par la Chambre de Direction et prend en mains les destinées de l'Ordre, tâche qu'il assume jusqu'à aujourd'hui.