Benedicte PIA


Introduction

Il m’a été demandé de traiter de différences et convergences entre martinésisme et martinisme, suite à l’article concernant les différences entre le catholicisme et le christianisme. L’article d’origine a été extrait d’une œuvre du philosophe inconnu, ce qui peut expliquer sa pertinence et sa hauteur de vue. Il est attendu ici un témoignage, c’est ce qui sera donné. Il est clair que la réponse ne pourra pas être avec la hauteur du vue du Maitre.  Mais avant de répondre à cette question, il est nécessaire, éventuellement pour les béotiens, de passer par quelques repères historiques et questions attenantes. Les amateurs de ces choses y verront essentiellement vérification de ce qui se dit ici et là, et le plus souvent admis, sur le plan des faits. Pour ce qui est de l’analyse, c’est tout autre chose…

Une différence de mots, selon les époques
Le «martinisme» englobe la démarche du maitre et du disciple, Martines et Saint Martin, entre 1774 et 1800… Le «martinésisme» disparait avec la mort de l’ordre des élus coëns de l’univers. Les dernières instructions, celles de Lyons, données par Saint Martin et D’hauterive, ultérieurement deux fondateurs d’écoles, forment une ponctuation, ou un virage dans la transmission… Dans ces instructions, la maçonnerie y est vue comme apocryphe, ignorante, et il est préféré le mot «philosophe», ambigüité entretenue entre le philosophisme du temps et l’appellation traditionnelle des «alchimistes». Martines prétendait révéler les secrets de l’institution maçonnique, les deux disciples semblent renoncer à ce projet; le contexte ne leur laissait guère le choix, Willermoz, leur hôte, préparait déjà la récupération de ce qu’il avait compris de la doctrine, pour bâtir un rite maçonnique composite, le Rite Ecossais Rectifié, dans le cadre d’une maçonnerie refondue en Grand Orient de France. On peut situer dans l’action de ces hommes, à partir de 1774, une probable émergence du mot «martiniste». Le maître, décédé, devient aussitôt une légende.

Une nominalisation qui correspond
à des hommes différents: inventaire.
Au-delà de 1781, les quelques temples restants rattachés à l’ordre des élus coëns de l’univers, s’éteignant un à un, sans partager leurs travaux avec d’autres organisations ou autres individus, le «martinésisme » disparait, c'est-à-dire la forme, l’organisation, voulues par Martines de Pasqually. L’indépendance s’atomise mais ne se joint pas à un mouvement autre. Le «martinisme» se répand comme une rumeur, sous l’impulsion de disciples, anciennement cadres de l’organisation moribonde. De cette organisation, au moins trois courants se distinguent, deux d’entre eux ayant commencé entre la mort de Martines et la fin officielle de son ordre.
·  Le «willermozisme» consistera en un saupoudrage d’un peu de la doctrine de martines (peut être son sommet, à défaut d’être son essentiel) jugé sur un hétéroclisme maçonnique, reprenant le thème que Martines de Pasqually disposait des secrets de l’institution… le tout est spécifiquement «chrétien». Le rite, depuis son premier degré, se pratique différemment de touts les autres rites.
· Le «d’hauterivisme» qui consister en une école de magie et de doctrine martinésienne, sans aucun système d’initiation, pour des amateurs d’expérimentations actives.
· Le «saint martinisme » consistant en un mouvement dont nous allons voir certains contours, ne comprenant pas cérémonies magiques et utilisant les salons pour se véhiculer. Ni magie, ni initiations, et pourtant certainement l’héritage le plus essentiel.
·  Il faudrait ajouter le «fourniérisme» (se référant à l’abbé Fournié), successeur, disciple de Pasqually, mais l’étude de son impact et les spécificités restent à discerner. Il est probable ou possible que les disciples de Saint Martin se tournèrent vers lui à la mort de leur maître, en 1803.

Pour le reste, la forme martinésienne d’associer société secrète, doctrine, pratique, pour une action structurée disparait purement et simplement, par évaporation.  Le point commun de ces écoles ou mouvement est qu’ils ont quasiment disparus après la mort de leur initiateur, et sont réapparue (d’hauterivisme excepté) plusieurs dizaines d’années après. Tous disparaissent avec leur fondateur sauf le mouvement de Saint Martin (avec le témoignage du chevalier d’Arson, qui se réfère au «philosophe inconnu» et se meut comme une société secrète). De plus, l’école de saint martin n’avait pas encore ouvert ses portes en 1781, année de la mise en sommeil officielle de l’ordre des élus coëns, alors que d’Hauterive et Willermoz avaient déjà commencé leurs activités. Il est probable ou possible que Saint Martin ait attendu cette mise en sommeil pour proposer une alternative aux hommes de désir. Notons qu’il sera, jusqu’à sa mort, connu pour être à même de conférer l’ordination de Réaux Croix. De là à le considérer comme un successeur et un fidèle disciple, il n’y a qu’un pas: le martinisme serait une suite du martinésisme. C’est ainsi qu’il serait naturel de le considérer.

Le martinisme comme seul vocable...
pendant un temps
Saint Martin fait référence au martinisme c'est-à-dire à martines de Pasqually. S’il est question de «martinistes», c’est qu’un Saint Martin se fait connaitre comme disciple d’un maitre. Il interpellera ses interlocuteurs sur des principes qui sont presque identiques, que ce soit en 1778 ou en 1800. Il s’appuie sur une doctrine qui n’est pas sienne. Ses deux premiers ouvrages traient à la manière des philosophes de l’état de la pensée, en référence à un état général de l’humanité: il se charge de pointer cette généalogie des erreurs, en partant de points de vue multiples et successifs. Mais la doctrine importe moins que ses effets, et ses effets la font se modifier, sans se contredire.  Pour lui, une identité reste et restera quelques temps : le philosophe inconnu. Ses disciples prennent sa philosophie pour celle de son (premier) maitre, il est considéré comme un continuateur. Pour ceux qui ont connu le maitre, il reste un instructeur, bien qu’il se distingue en dissuadant ses frères «émules» de la pratique magico-théurgique. Il ne fait pas que cela, il propose de substituer ces pratiques par une voie toute «intérieure». à l’intériorité des prières et des contacts intimes avec des intelligences, il ajoute une intelligence toute humaine, il structure ce qui n’est pas un système, pour toucher les hommes de son temps. Saint Martin rend le martinésisme abordable par la pensée…

L’apparition du terme « martinésisme ».
Le mot « martinésisme » survient certainement avec Papus. Pour distinguer « martinisme », de « martinésisme ». Pourtant, en plusieurs endroits, ce dernier ne fait pas le distinguo entre les deux personnes et les deux démarches. Parfois il y  parvient. C’est à cette occasion que seront identifiées les voies dites « opératives », théurgique et touchant à des opérations de « haute magie », et la voie dite « cardiaque », plus proche de la prière permanente. Cette distinction, faite par Papus, n’est pas exempte d’erreurs, la volonté de tout résumer en vue de vulgariser, chez Papus, érige parfois des murs d’erreurs et d’à-peu-près, qu’il est difficile d’endiguer avec la recherche objective. Passons. 
A cette époque là, à la fondation de « l’Ordre Martiniste », la référence est faite à Saint Martin. Cet ordre, à cette époque, s’inscrit entre deux instances: une première, une sorte d’école extérieure, qui sensibilise à ce qui est spirituel (pour les matérialistes) et ce qui est phénomènes étranges (pour les idéalistes curieux): l’initiation martiniste est alors proposée pour ceux qui veulent aller plus loin. Mais cet Ordre Martiniste est lui-même surplombé d’une autre instance, qui en constitue le cercle intérieur, l’ordre de la rose croix, plus tard appelé «cabalistique », pour se distinguer de la création de Péladan etc. Les « enseignements » de cet Ordre Martiniste de la première heure sont quasiment inexistants, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contenu ou de préoccupation sérieuse (nous pourrions y revenir dans un autre article). Nous pourrions dire qu’il y a eut un legs, celui de la filiation du philosophe inconnu, mais que, comme une patate chaude, les récipiendaires ne savaient trop qu’en faire ! Saint Martin se tenait au courant des découvertes de son temps, et tentait de rendre compréhensible une philosophie transcendante en tenant compte de la forme d’esprit « moderne ».

Multiplication des organisations dites «martinistes» Confluences, divergences, les cohabitations se font et se défont. Passons là dessus. C’est de l’histoire humaine, le martinisme ne se définit pas, à cette époque là, il perdure comme une société: son existence se justifie par elle-même. Le mot prend fonction de ce que prétendait Martines de Pasqually, en ce sens que les organisations martinistes se posent comme ayant le fond ésotérique de la sagesse que cherche en vain tout maçon. Notons pour mémoire la FUDOSI, tentative spiritualiste de lutter contre la montée de l’idolâtrie et des ténèbres. Saint Martin, comme continuateur de son maitre, avait dépassé la notion d’ordre structuré, avec des rituels et des décors. Nous pourrions donc dire que la notion «d’ordre martiniste» est un projet en deçà du maitre. La réalité de l’initiation est de sensibiliser, si possible, le récipiendaire, à la philosophie du maitre. Alors, il peut progresser et aller plus avant dans la dite philosophie cependant, quid de la « théurgie » de la «voie cardiaque» ? Le martinisme sous la forme de ses ordres, se cantonne à des questions d’organisations, se risquant assez peu dans le domaine de la haute spiritualité, comme le fit celui auquel ces ordres se réfèrent et tirent leur nom.

Une continuité martiniste, une résurgence martinésiste: quels besoins, quelles nécessités ? 1942 : quelques uns, martinistes, mettent en œuvre un rituel magique de type Abramelin le mage, obtiennent des résultats, ces résultats leur faisant dire par la suite que «la Chose» est réveillée, c'est-à-dire l’esprit animateur de l’ordre des élus coëns (le Christ). Et de faire du martinésisme une réalité nouvelle dans le paysage initiatique martiniste, déjà complexe, ce martinisme se cherchant confusément un leadership autant qu’une identité propre et, voila, que ces personnes placent ce martinésisme déclaré au dessus de l’initiation martiniste. Nous venons de voir que le martinisme en organisation était en deçà de sa prétention première. Il avait donc rétrogradé en deçà de son origine, le martinésisme prenant l’ascendant sur le martinisme, ou bien une inversion volontaire était elle à l’œuvre ? Le philosophe inconnu ne pouvait se trouvé honoré d’un tel héritage, d’une telle continuité d’un mouvement qui se réclamait de lui.  Cette répartition «inversée» continue de nos jours: il faut être «initié» au martinisme au grade «supérieur inconnu» pour ensuite accéder aux grades «coëns». En toute bonne conscience. Ce qui constitue soit une mauvaise compréhension du saint-martinisme, soit plus simplement d’une imposture. L’origine du réveil prétendu coën n’a rien de «coën». La piste de l’imposture est la moins improbable.  La continuité de l’initiation «rituelle» du martinisme pouvait être remise en question, et ce fut le cas. Et c’est encore le cas. Est-ce un sujet pertinent ? Saint Martin s’estimait disciple de Boehm: personne n’a jamais laissé entendre à une continuité de l’initiation d’après Jacob Boehm. Pourquoi chercher à tout prix à démontrer ou à invalider une transmission, ou la valeur que celle-ci peut avoir, consistant en une transmission de type rituelle et «cérémonielle»? Ce ne sont pas des préoccupations finalement très importantes: quelqu’un qui aurait été ainsi initié serait-il plus initié qu’un autre? Le martinisme s’était prolongé par des initiations rituelles, et ne devenait en quelque sorte «valide» que lorsque l’initiation rituelle avait été conférée. Il est peu probable que Renée de Brimont n’ait jamais été initiée de façon rituelle, pas plus que son oncle, Lamartine ou que son ami Milosz. Et pourtant… Pour un Saint Martin, ces initiations ouvrent, dans les meilleurs des cas, des portes dans un monde subtil, et sans le réel Désir, ce monde subtil se trouve perturbé et envoie des formes d’entités qui ne sont pas forcément «bonnes». La rituelie, les cérémonies secrètes ne sont que des amusements pour bambins de la spiritualité, pas pour des adultes.  La définition de l’Initiation n’est pas là. Perte de temps que ces recherches de toucher probant, fut il fait dans des conditions de sincérité et d’excellence, ce qui parfois peut arriver malgré tout. Le seul toucher qui compte est celui de la Grâce. Et la Grâce se suffit à elle-même, elle n’œuvre que pour le bien du monde, pas pour la continuité de tel «isme» ou sa suppression... (Cf. le chapitre 54 de l’imitation de Jésus Christ).
 
Conclusion ?
Ces rappels et principes étant posés, on peut se demander par conséquent: le martinésisme ne pouvait que survivre car les hommes ont toujours besoin de matérialité pour exprimer l’inexprimable. Il constituerait aujourd’hui une forme «désuète », en retrait du véritable enjeu en lien avec le retour à l’état «primitif», premier, de toute la Création; œuvrer pour la réintégration ne peut relever d’opération incluant la nature et  l’univers, imparfaits. Le martinisme, quant à lui, reste un refuge pour un petit nombre, capable de se passer de la forme pour œuvrer à la même VIE. Cette vie touche toute l’humanité et agit de bien des façons, toutes indépendantes, mais convergentes.  Ainsi, nous pourrions avancer que le martinésisme n’existe plus, le martinisme n’existe presque pas encore ! Ceci n’est qu’une boutade, mais pas forcément une erreur. Quoi qu’il en soit, nous pourrons établir avec plus de précisions, les différences entre l’un et l’autre, ayant posé quelques repères dans l’histoire.
 
Source: blog de Benedicte PIA